Les Inuits ont été les premiers à se parer de lunettes de soleil. Mais à l’époque, elles étaient faites de deux coques en bois, avec de simples fentes au milieu. Les lunettes telles qu’on les connaît actuellement sont le fruit d’un savoir-faire millénaire. Ce savoir-faire s’est forgé avec le temps, au fil des avancées technologiques !
De petits joyaux façonnés avec le temps
Les lunettes sont d’abord nées d’un besoin : celui de corriger la vue. D’ailleurs, c’est l’invention de l’imprimerie qui a démocratisé son utilisation.
Mais, déjà, elles étaient conçues comme de petits bijoux.
Pour les confectionner, des matériaux nobles étaient utilisés. Et lesquels ! Les artisans sculptent de la corne, du cuir, de l’ivoire, ou encore des carapaces de tortue (c’est notamment de là que provient le nom du motif « tortoise »)… Les lunettes deviennent alors un instrument de prestige social : au XVIIe siècle, les magistrats vénitiens les arborent lors de leurs déplacements en gondole. On se toise du regard : c’est à qui aura la monture la plus luxueuse.
Pour autant, elles n’avaient pas l’aspect qu’on leur connaît aujourd’hui : le clou reliant les deux verres a progressivement disparu, remplacé par un pont arrondi. Puis les branches sont apparues. Cependant, elles s’arrêtaient aux tempes, et non derrière les oreilles. Pourquoi ? À cause de la mode de l’époque : port des perruques oblige.
D’un clou naquit la lunetterie
La lunette moderne naît en France, en 1796. Plus précisément à Morez, (prononcez « Moré », ou bien les Moréziens vous en voudront !). Enserré dans les montagnes, c’est un petit village : situé à deux pas de la Suisse, il se trouve en plein cœur du bassin métallurgique jurassien.
Là-bas, vit le maître cloutier Pierre-Hyacinthe Cazeaux : son métier consiste à fabriquer des clous pour de multiples usages, allant des souliers au fer à cheval. En 1796, une idée ingénieuse lui vient : celle de tordre un fil métallique pour encercler des verres de correction. Mais il en a une autre : celle de concevoir des branches qui enserrent l’oreille et permettent le maintien des lunettes. La lunette moderne en métal est née !
Le Jura : bassin naturel du savoir-faire originel de la lunette
Grâce à Cazeaux, c’est bientôt le village entier de Morez qui se spécialise dans la confection de montures de lunettes métalliques : en 20 ans, la production est multipliée par 90 ! Puis le savoir-faire s’étend au bassin voisin, Oyonnax.
Un bassin spécialisé dans l’acétate…
À Oyonnax, une devise orne les murs et habite les esprits : « improbo fabrum labore ascendit » (« elle s’est élevée grâce au travail opiniâtre de ses habitants »).
Ses habitants ont le savoir-faire chevillé au corps.
Dans cette ville, on est faiseur de peignes de père en fils, comme en attestent les registres de l’état civil.
De faiseurs de peignes en buis puis en corne, on devient faiseurs de peignes en celluloïd. Cette nouvelle matière plastique, la toute première du genre, a été inventée à la fin du XIXe siècle.
Elle présente des qualités incomparables : elle est à la fois plus souple, plus légère, plus solide et plus malléable. On s’arrache ces nouveaux peignes. Et alors le succès devient tel que les ressources hydrauliques naturelles, fournies par les deux rivières de la région, ne suffisent plus. Pour soutenir l’activité, la coopérative met donc en place une usine à vapeur, La Grande Vapeur.
D’un genre nouveau, son organisation reste ancrée dans les racines paysannes de ses ouvriers. En effet, elle regroupe 32 cabines individuelles, chacune raccordée au moteur central. Son fonctionnement était réellement celui d’une coopérative : pour occuper ces cabines, les ouvriers devaient verser un loyer mais ils étaient, en contrepartie, indépendants. Ils pouvaient donc bénéficier de l’énergie vapeur à leur guise tout en conservant leur liberté de travail.
Ces ouvriers se voyaient sous-traiter la fabrication des lunettes, de la part des marchands. C’est ainsi que la région prit son essor économique, grâce à ce savoir-faire originel.
Mais dans les années 1920, la croissance s’essouffle : la mode des cheveux courts provoque un déclin soudain et inattendu des ventes de peignes. Les Roaring Twenties (les années folles) font souffler un vent de liberté tout droit venu des États-Unis : les actrices américaines Louise Brooks et Josephine Baker inspirent les femmes françaises. Tout comme Coco Chanel, elles arborent désormais des coupes boyish, des coupes à la garçonne. À l’époque, une femme sur trois porte les cheveux courts : le peigne devient donc un accessoire désuet. Alors on cherche à diversifier les activités : on utilise l’acétate de cellulose, successeur du celluloïd, pour produire des jouets, des pièces techniques … et des lunettes.
C’est à cette époque que la vallée du Jura devient ce que l’on a ensuite nommé la Plastic Valley, c’est-à-dire un véritable bassin industriel et technologique qui continue encore aujourd’hui son envergure nationale comme mondiale. Les lunettes jurassiennes connaissent un grand succès : elles incarnent la modernité. Et elles s’exportent ! Dans les années 1950, les artisans lunettiers sont submergés par les demandes américaines : on leur commande des lunettes en acétate par milliers !
C’est ainsi que la lunette en acétate est née dans le bassin jurassien : à la croisée d’un savoir-faire lunetier originel, hérité d’un maître cloutier, et d’une spécialisation dans l’acétate.
Mais un savoir-faire menacé par la délocalisation
En 1966, Paco Rabanne célèbre l’acétate, qu’il considère comme la matière moderne et contemporaine par excellence. Il la sort de la lunetterie pour l’emmener sur les podiums. Elle occupe ainsi une place de choix au sein de sa collection « Les robes importables en matériaux contemporains ». L’on y retrouve une robe confectionnée en acétate de cellulose, découpé en formes géométriques et attachées entre elles par des anneaux en métal.
Cependant, malgré cet intérêt porté par la haute couture à la matière, les années 1970 connaissent une délocalisation croissante des ateliers de production. Elle fait concurrence au bassin jurassien. Alors, le savoir-faire lunetier est touché de plein fouet.
Et pour cause : Taïwan, Hong-Kong ou encore le Japon proposent des modèles moitié moins chers. Ce déclin s’accentue encore dans les années 1980, avec l’ouverture commerciale de la Chine. Les grandes maisons les premières ont quitté le navire pour la Chine où les coûts de production y étaient moindres. Dos au mur, certains ateliers ont été contraints d’y délocaliser une partie de leur production.
Les machines qui y ont été envoyées sur place ont été copiées. Parallèlement, les ouvriers chinois ont été formés par les ateliers ou les grandes maisons afin de gagner du temps. Et c’est ainsi que l’Asie s’est approprié ce savoir-faire centenaire en l’espace d’une décennie à peine. Une performance, il faut le reconnaitre.
Jean Lempereur, un homme animé par le savoir-faire
Saviez-vous que la lunette française a failli disparaître ? Récapitulons : dans les années 1980, deux options s’offraient aux acteurs du métier :
- la fabrication délocalisée
- la fabrication jurassienne.
Dans cette bataille, l’Asie a rapidement gagné du terrain qu’elle a conquis sur la France. Les chiffres parlent d’eux-mêmes : dans les années 1970, 10 000 personnes œuvrent à la confection de lunettes de fabrication française. En quelques décennies, leur nombre a été divisé par 5 : ils ne sont désormais plus que 2 000…
Autant dire que le savoir-faire lunettier français est menacé. Ils sont peu, désormais, à faire vivre la filière en France : Jérôme Lempereur pourra en témoigner. Sa famille fait partie de ceux qui ont sauvé ce savoir-faire !
Toute l’histoire de Lempereur débute dans une grange. À l’époque, le père de Jérôme, Jean, est alors opticien. Et il dresse un constat : sur le marché, aucune lunette ne correspond aux exigences de sa clientèle ni aux siennes. Les lunettes ne sont pas assez durables, ni assez modernes.
Une mission l’anime : celle de proposer à ses clients des lunettes de fabrication française. Alors il fait le choix audacieux de créer lui-même ses lunettes, en maîtrisant leur confection du premier au dernier maillon de la chaîne.
Lors de son début d’activité, en 1969, se fournir auprès des ateliers jurassiens était encore possible. Mais très vite, les délocalisations sont telles que l’approvisionnement devient matériellement impossible. Il n’existe plus assez d’ateliers lunettiers jurassiens pour le fournir.
Si Jean Lempereur veut préserver son savoir-faire, il lui faut trouver une solution : ce sera la verticalisation de la filière.
À Évreux, il monte à lui seul une filière lunetière de bout en bout : les différentes étapes de confection du produit y sont réalisées sur place.
Et son pari se révèle payant ! Quelques années après avoir débuté son activité dans une grange, la clientèle est au rendez-vous : 30 000 montures par mois sont produites pour répondre à la demande. Jean Lempereur n’est plus seulement le nom d’un petit opticien normand : il devient un nom de marque que les grands couturiers s’arrachent. Dans les années 1980, Balmain, Valentino, Sonia Rykiel ou encore Yves-Saint Laurent font appel à lui. Ils sont séduits par les matériaux rares qu’il travaille : le bois, l’écaille de tortue, ou la corne de buffle.
Mais, surtout, ils apprécient les possibilités créatives offertes par l’acétate. Contrairement aux autres matériaux comme la corne, l’acétate peut se mouler. Sa facilité de façonnage permet de lui donner des formes originales, tandis qu’il offre un éventail infini de coloris : du rouge vif au noir de jais en passant par le tortoise façon écailles de tortue. La marque française s’est vite imposée à l’international, à la fois grâce à ce savoir-faire originel et à la modernité des produits proposés.
Aujourd’hui, Jérôme Lempereur, opticien comme son père, continue de gérer le réseau d’opticiens Jean Lempereur. Entretemps, l’atelier de Jean a changé de propriétaire, mais le savoir-faire est resté intact. D’ailleurs, preuve en est : le chef d’atelier est resté le même. Passionné, il exerce son métier depuis plusieurs décennies au sein de cet atelier normand ! Et aujourd’hui, pour Atelier Particulier !