Le destin d’un savoir-faire est souvent étroitement lié à des besoins historiques : certaines conditions géographiques et environnementales auront rendu indispensable la maîtrise d’un geste, d’une matière.
L’Irlande est un de ces lieux.
Souvent raillée pour ses longs jours de pluie et son humidité constante, elle a développé au fil du temps une image presque caricaturale.
Ainsi, les Irlandais sont vus comme des quasi-surhommes, débordant continuellement d’énergie et absolument insensibles au froid ou aux averses. Non dénués de second degré, ils ne ratent jamais une occasion d’en jouer.
À l’image de Guinness, la célèbre brasserie irlandaise, qui s’amuse avec cette image d’Épinal dans ses anciennes publicités : Guinness Gives You Strenght. (la Guinness te donne de la force).
Navigateurs hors-pairs, les Irlandais ont effectivement été confrontés aux conditions climatiques les plus extrêmes. Aussi, ils n’ont pas totalement usurpé cette résistance qui leur est attribuée.
De ce constat découle naturellement une question : d’où peuvent provenir ces facultés ?
Une fois n’est pas coutume, la solution se cache dans la génétique, mais pas celle des Irlandais : celle de leurs (nombreux) moutons et de leur laine.
L’élevage : une tradition de (très) longue date
Les premiers colons de l’actuelle Irlande avaient très bien décelé le potentiel ovin. Alimentaire comme textile. L’introduction du mouton au sein de l’archipel britannique est estimée à -4000 ans avant Jésus-Christ : plus de 6.000 années, donc.
Lá breithe shona duit (bon anniversaire en Irish Gaélique) !
Rapidement (dès -1900), l’Irlande découvre le tissage et le filage, et met progressivement au point un type de maille dense et particulièrement serrée qui s’imposera pour les siècles à venir comme sa marque de fabrique.
Pour quelle raison ? C’est la meilleure des protections face à son climat capricieux.
Qui dit Irlande dit climat
Encerclée par 3170kms de littoral, l’Irlande a trouvé dans la laine un atout majeur : protéger des vents marins et des fortes pluies ses navigateurs mais également ses habitants et leurs foyers.
Particulièrement fiers de leur terre et de leur maison (ouvertement revendiqué dans leur hymne sportif nommé « Ireland’s call), ils considéraient (et considèrent toujours) leur demeure comme un endroit à préserver des agressions extérieures, qu’elles soient guerrières ou climatiques.
Loin de n’être qu’une contrainte, ce climat humide et pluvieux a également joué un rôle clé dans le développement du mouton : il a façonné de vastes terres arables et vertes qui lui vaudront le surnom d’île d’émeraude. Une ressource précieuse si elle est correctement utilisée.
Un proverbe irlandais affirme : « L’herbe qui n’est pas employée à temps est sans vertu ».
Ce conseil sera appliqué au mot près. L’Irlande exploita naturellement ses espaces purs et fertiles en créant un cheptel ovin qui dépassera de loin le besoin en laine de ses simples foyers.
Dès le 7ème siècle, la laine irlandaise fut ainsi exportée à travers toute l’Europe, jusqu’à former la colonne vertébrale de son économie à partir du 11ème siècle. Cette forte culture de l’élevage lui permettra d’ailleurs, aux côtés de ses voisins britanniques, de régner sur la production de laine européenne tout au long du Moyen-âge et de la Renaissance.
Une domination qui ne sera troublée qu’à partir de la révolution industrielle.
D’une laine à l’autre
Toujours rayonnante en matière de production lainière et de savoir-faire de confection, l’Irlande des 18 et 19ème siècles dut néanmoins s’adapter aux bouleversements des habitudes et à l’industrialisation progressive de l’Europe.
Le confort et la douceur, érigées progressivement en valeurs premières du domaine vestimentaire, n’étaient que peu compatibles avec la laine de ses moutons.
Les deux espèces majoritaires d’ovins en Irlande, le Cheviot et le Blackface ont, comme tout animal qui survit à l’évolution, dû s’adapter à leur environnement. Exposés au froid, à l’humidité et au vent, ils ont développé une laine épaisse, solide et brute. Des fibres qui, bien que particulièrement chaudes et résistantes, convenaient mal au contact de la peau.
Déjà capable de dompter des fibres aussi rêches, les tisserands irlandais ont, heureusement, toujours fait de leur capacité d’adaptation un atout unique. Un atout qu’ils allaient pouvoir mettre à profit lorsqu’une opportunité historique s’offrit à eux : le Mérinos.
Tout juste sorti d’Espagne, ce mouton aux allures de bélier offrit aux ateliers irlandais une laine à la fois fine et douce, légère et particulièrement chaude. Jalousement gardé par la couronne espagnole durant des siècles (son exportation était punie de mort), il allait pouvoir exploiter son plein potentiel grâce au savoir-faire des artisans irlandais. Du moins, s’il s’acclimatait à son nouvel environnement.
Peu friand du climat nordique de manière générale, le mouton Mérinos ne parvint jamais à s’intégrer sur les terres d’Irlande ou d’Angleterre. Arrivé au bon endroit au bon moment, il put néanmoins profiter de l’essor commercial et territorial de la couronne britannique. Deux territoires particulièrement chauds au sein de son empire semblaient ainsi faits pour accueillir ce capricieux mouton : l’Australie et la Nouvelle Zélande. Dès lors, et jusqu’à aujourd’hui, ces terres seront utilisées pour fournir en continu les ateliers du Royaume-Uni.
Nous vous encourageons d’ailleurs à découvrir l’histoire de ce mouton si particulier en détail.
Ce nouvel atout permit à l’Irlande de révolutionner son savoir-faire et le travail de la laine de manière générale. Ils pouvaient maintenant produire des vêtements à la fois doux, légers et respirant. La réelle prouesse, cependant, est de n’avoir rien cédé à la protection et à la résistance de leur maille traditionnelle. Il faut dire que, et ce n’est pas nous qui le disons, le climat irlandais n’a (pour le moment) pas changé.
Leurs moutons non plus, d’ailleurs.
Tout vient à point à qui sait attendre
La laine fournie par les espèces historiques d’ovins irlandais ne fut pas oubliée, loin de là. Si sa fibre convient mal au contact de la peau humaine, ses propriétés sont idéales dans d’autres contextes.
Toujours appréciée pour sa robustesse et son épaisseur, elle est désormais essentiellement exploitée pour fournir les foyers irlandais en tapis, revêtements de meubles et manteaux de grand froid. Un retour aux sources, donc, au sein d’une culture qui accorde toujours beaucoup d’importance à la protection du lieu de vie.
Une culture qui, à travers les siècles et les époques, aura su embrasser le travail de la laine plutôt que le travail d’une seule d’entre elle. Une ingénieuse manière de faire évoluer un savoir-faire qui, s’il est propre à chaque atelier, appartient à l’Irlande toute entière.
D’ailleurs, et au risque de se répéter : Lá breithe shona duit.