Aujourd’hui, Atelier Particulier vous emmène en Lozère. Sur cette route du savoir-faire, croisera-t-on la bête du Gévaudan ?
Qui sait ! Mais cela ne doit pas nous arrêter dans la quête des savoir-faire.
Aux portes du massif ardéchois, dans cette commune d’environ 3.000 habitants se trouve un véritable lieu de pèlerinage du savoir-faire. Ici, les machines, bicentenaires, fonctionnent encore bel et bien aujourd’hui. Certaines d’entre elles sont introuvables autre part.
Ici, nous sommes au 23 rue des Calquières. Ouvrons ensemble les portes de cette filature.
Remontons le temps de 200 ans.
Arrêtons-nous en 1828.
Vous arpentez alors la rue des Calquières, longeant comme chaque jour le canal, ses maisons de pierre et ses tanneries. Ce jour-là, votre trajet est stoppé net par un étrange spectacle : le vieux moulin des Calquières, où l’on mout le grain depuis plus de 300 ans, est en plein travaux. Un évènement déconcertant dans la commune lozèrienne de 3.000 habitants.
En cette année 1828, Pierre Emmanuel Hyppolite Boyer achète le moulin du 23 rue des Calquières. Il dit vouloir utiliser le courant capricieux de la rivière Langouyrou pour filer et tisser la laine abondante des ovins du Gévaudan, renommé Lozère après la Révolution française.
À peine cinq ans plus tard, il décide également de surélever le moulin pour y abriter une filature plus importante. On voit alors défiler les unes après les autres des machines à l’apparence sophistiquée et inhabituelle, installées sous l’œil attentif du propriétaire des lieux. Tout le monde l’ignorait alors, mais elles fonctionneraient encore deux siècles plus tard.
Désormais équipée, l’entreprise de M. Boyer continua à prospérer même bien après sa mort en 1876, et employa rapidement plus de 10 habitants de la ville, nécessaires pour faire tourner cette filature qu’on savait très finement organisée.
Un moulin réglé comme une horloge
Au rez-de-chaussée du Moulin, où le grincement profond de la roue accompagne toujours les visiteurs, se trouve une cuve de lavage qu’on appelle « homme de fer » en raison de ses deux énormes fourches.
Elle est accompagnée de deux batteurs : le premier, horizontal, ouvre les mèches de laine avec ses trois pales équipées de broches de fer. L’autre, vertical cette fois, travaille à l’aide d’un imposant rouleau garni de pointes d’acier. Une valse de pointes, d’eau et d’acier fascinante à regarder.
La laine est ensuite transmise au trio de machines à carder du premier étage : la première produit des nappes de laine d’un mètre de large, la seconde, des bobines et la troisième fait de ces mêmes bobines un fil roulé.
Puis, la laine passe au second étage, prête pour être filée.
Comme vous pouvez l’imaginer, le bruit des machines est ici constant, alors que l’on observe la laine encore toison se transformer au fil des étapes successives.
Cette organisation, florissante jusqu’au début du 20ème siècle, va alors fièrement exporter ses laines dans toutes l’Europe, d’Hanovre à Saint Pétersbourg avant de décliner peu à peu. Dans un premier temps, on se séparera des machines de tissage en 1920, jusqu’à fermer les portes en 1990 avec la retraite du dernier propriétaire de la filature.
Pourtant, le savoir-faire de la filature des Calquières est loin d’avoir disparu : la commune de Langognes, consciente du patrimoine historique contenu entre les murs de son moulin, le racheta en 1992 avant de le faire classer, de pair avec ses machines, à l’inventaire des monuments historiques.
Deux ans plus tard, la plus ancienne des filatures de Lozère (et une des plus anciennes de France) devint musée, et vivant de surcroit : ses machines étant toujours en état, la production pouvait reprendre de plus belle à moindre échelle. Son savoir-faire était sauvé.
Mule Jenny, star locale et doyenne des lieux
En utilisant toujours des « laines de pays », les artisans de la filature des Calquières nous permettent de replonger le temps de la visite dans le quotidien d’un tisserand du 19 et 20ème siècle, entre rouages centenaires de son moulin à eau et machineries de la Révolution industrielle.
Une d’entre elles fait d’ailleurs la renommée du musée, et la fierté de ses artisans.
Parmi les plus beaux bouts d’histoire et de savoir-faire de la filature, la « Mule Jenny » fait autorité dans ses murs.
Son nom rend hommage à la machine dont elle est inspirée, la « Spinning Jenny ». Le terme mule fait, lui, référence à son fonctionnement hybride : la Mule Jenny est pour ainsi dire une combinaison de mécanismes déjà existants séparément, rendus plus efficaces ensembles.
Cette machine, installée au moulin en 1850, était (et est toujours) chargée de filer la laine préalablement cardée, pour en faire un fil à tisser à la fois solide, fin, et égal. À ce jour il est l’unique exemplaire subsistant en France.
À son apogée, la filature en comptait trois, de tailles et de capacité différentes.
Pour manier ces monstres de métal, il fallait compter sur la force d’artisans durement entraînés, mais également sur l’agilité des plus jeunes, nommés rattacheurs, qui devaient passer sous les machines renouer les fils.
Une laine au savoir-faire bicentenaire
Deux siècles plus tard, les enfants du village ne passent plus sous les machines et il ne reste plus qu’une seule et unique Mule Jenny dans les murs du moulin.
Pourtant, au-delà de se contenter de maintenir les machines de la filature en état de marche pour expliquer leur fonctionnement, le musée et ses artisans produisent et vendent encore aujourd’hui plusieurs accessoires, vêtements et écheveaux de laine qui portent en eux plus de 200 ans d’histoire. Pour notre part, nous avons un faible pour la simplicité de ses écheveaux traditionnels.
Entièrement confectionnés sur place, ils sont autant de témoignages authentiques d’un savoir-faire qui, malgré le poids des siècles, a su perdurer grâce à la ténacité de quelques passionnés locaux.
Loin d’être un lieu où l’on se recueillerait sur un savoir-faire perdu, la filature des Calquières fait chaque jour de ce parc de machines bicentenaires un lieu vivant, productif, où chacun peut comprendre le travail lainier d’antan et y prendre part.
S’il fallait encore le prouver, le savoir-faire est avant tout une histoire de transmission, de partage et de découvertes. Dans les murs de ce moulin, on retrouve des machines qui ont incarné un temps l’évolution, et qui ont contribué à façonner l’industrie textile des siècles suivants.
À travers la filature, le passé explique le présent.